Quand tu refuses de t’opposer à l’action de Moscou, au fond, je te comprends.
Même si je ne partage pas ton point de vue ; je ne partage ni ton analyse, ni surtout tes priorités, car je ne suis pas un rationaliste (un rationnel plutôt) ni un matérialiste. Je considère donc que les facteurs existentiels, symboliques, d’appartenance et d’enracinement historique et géographique priment sur tous les calculs hypothétiques et sur nos élucubrations.
Ton premier ennemi n’est jamais l’autre : c’est toi.
Je te comprends, même si je ne partage pas ton point de vue, lorsque tu soutiens que le premier ennemi sont les États-Unis et que, à tout prix, tu dois soutenir ceux qui les combattent.
Je ne partage pas cela pour deux raisons. La première, et elle est essentielle, est qu’il n’existe pas de “principal ennemi” en dehors de toi, car si tu ne sais pas te donner une loi, ce sont les autres qui te l’imposeront, et il n’est absolument pas vrai que celui qui domine dans une clique capitaliste, impérialiste et gangsteriste représente la cause unique de ce que tu prétends détester (à supposer que cela soit vrai, mais, orwelliennement, permets-moi de douter aussi de toi à ce sujet).
Par ailleurs, au fil du temps, tu as inversé les termes de la situation.
OTAN et American way of life
Les raisons pour lesquelles l’OTAN a démontré qu’elle ne servait qu’à empêcher la défense autonome de l’Europe sont exactement opposées à ce que tu prétends aujourd’hui. Elle n’a jamais menacé ni les Russes ni les communistes, encore moins après 1991, lorsque elle a démantelé ses ogives, et son élargissement a été convenu avec le Kremlin, désarmant Kiev et encerclant l’Europe, prise pour cible depuis Kaliningrad par les missiles post-soviétiques.
Il n’est pas non plus vrai que l’American way of life dépende de l’OTAN, car elle s’étend d’elle-même, avec le “soft power”, et a capturé tout le tiers-monde (y compris la Russie). Et on ne peut pas dire que c’est l’OTAN qui nous a réduits en esclavage, car nous, les Italiens, aurions aujourd’hui de toute façon des bases américaines sur notre sol à cause du traité de Reddition 1943, confirmé à Paris en 1947: Truman ne nous voulait même pas dans l’Alliance. D’ailleurs, la France n’a pas de bases américaines et la Turquie fait ce qu’elle veut. Donc, le dogme est quelque peu imprécis.
L’OTAN représente encore aujourd’hui le même problème que nous dénoncions il y a plus de six décennies, à savoir qu’elle remplace en grande partie et freine ensuite l’armée européenne, jouant avec la Russie qu’elle n’entend pas plier (et vice-versa). Déjà en 1954 les communistes français (avec le soutien déjà des Souverainistes) soi-disant anti-américains ont sabordé la C. E. D. sur les ordres de Moscou tandis qu’ils n’avaient pas protesté sérieusement contre l’adhésion de la France à l’OTAN.
Par contre pour cette dénonciation, on nous qualifiait alors de pro-communistes et même d’agents soviétiques ; pour les mêmes raisons, maintenant, quelqu’un, peut-être toi, nous appelle atlantistes. Trop de gens manquent de sens du ridicule !
Enfin, si tu estimes qu’il est suffisant de t’en prendre à l’OTAN et de hurler à la lune contre l’Amérique, je te rappelle que l’Alliance – qui, je le répète, n’installait plus de missiles depuis trente et un ans – a été ressuscitée par l’invasion russe en Ukraine et s’est élargie à la Suède et à la Finlande, tandis qu’en Europe on a recommencé à s’armer. La logique binaire ou bipolaire profite à l’OTAN. Donc, si tu penses résoudre les problèmes de cette manière, même si tu ne t’en rends pas compte, tu es un pion utile de l’atlantisme. Et du néo-soviétisme, qui est la même chose.
Les complicités
D’ailleurs, j’ai récemment dressé la liste de trois dirigeants de l’OTAN qui ont eu un passé anti-atlantiste et même un présent pro-russe.*
Mais là, je peux comprendre que tu ne me suives pas. Il faut des données précises et surtout la capacité de déchiffrer la réalité dans la complexité de la loi de “l’unité et la scission” et dans la mentalité capitaliste et banditiste, pour percevoir la prévalence des complicités sur les rivalités.
Disons que si tu ne le comprends pas, si tu me trouves captieux ou alambiqué, si tu as besoin de slogans clairs et d’une réalité simple, par exemple celle qui n’arrive pas à expliquer pourquoi les Arabes et les musulmans ont toujours trahi et instrumentalisé les Palestiniens tout en faisant des affaires avec les Israéliens, je ne peux pas prétendre que tu me suives là-dessus, ni que tu te concentres sur les coopérations économiques, énergétiques, spatiales mais surtout d’armement et nucléaires entre Russes et Américains.
Si les États-Unis sont ta priorité
Restons donc sur tes priorités. Sur ton obsession à l’égard de l’impérialisme américain, que tu confonds avec une simple relation de force, que tu présentes comme une agression continue contre des peuples et des nations qui – tu dois en convenir – ne demandent rien d’autre que de vivre à l’américaine.
Cela arrive parce qu’il manque une alternative, une alternative meilleure et non pire : un système plus efficace et meilleur, comme ce fut le cas au siècle dernier, et non des systèmes grossiers et archaïques, de mauvaises copies du système hégémonique, comme c’est le cas aujourd’hui dans le soi-disant « Sud global », à commencer par la Russie, accablée par les suicides, les avortements, la misère, la vente d’enfants, la drogue, et fascinée par le rêve américain, avec des fast-foods en cyrillique et surtout la même échelle d’intérêts économiques et sociaux que ceux qu’elle copie et envie en même temps.
Si tout le monde veut vivre à l’américaine ou, pire encore, singe les Américains en cyrillique, le problème est que nous, l’Europe, manquons à l’appel. Tant que nous manquerons, il n’y aura rien qui puisse rivaliser, en mieux, avec l’American way of life.
Les étapes que tu t’es imposées
C’est donc une obsession. Disons que pour cette obsession, tu es prêt à faire des concessions sur bien des points.
Et tu as déjà franchi deux ou trois étapes ; certains, plus lucides, en ont franchi quatre.
La première étape a été de prendre pour argent comptant la propagande destinée à l’extrême droite émanant de la Russie, qui est bien différente de celle pour d’autres milieux et surtout de la version officielle qui devrait faire foi. Tu as donc rêvé et voulu défendre ce rêve. Ce rêve, qui n’est autre que celui hollywoodien du Septième de Cavalerie, permets-moi de te le dire.
Au nom de ce rêve, tu as imaginé un pôle de « vertu » qui n’existe pas et lui as attribué tout ce que tu aimerais qu’il soit et fasse. À ce moment-là, quand Poutine a agi contre toi et les tiens (en tant qu’Européens, camarades, peuples), tu as décidé qu’il avait raison pour des raisons supérieures que ta chimère lui attribuait.
Ensuite, il y a eu la deuxième étape que tu as franchie, même si je n’ai jamais compris comment. Lorsque de Moscou sont apparus les symboles, les drapeaux et les références du bolchevisme, les formations islamistes pour prendre d’assaut Marioupol, les Congrès antifascistes permanents, les demandes de dissolution de la CasaPound et de la pourtant pro-russe Forza Nuova, la dénonciation de la Commémoration par Salut Romain des martyrs à Acca Larentia**, la “dénazification”, le soutien au revanchisme africain contre l’Europe (sur l’axe Niger-Libye via les milices de Haftar et celles de Wagner, lequelles possèdent leur propre empire financier qui investit également en Occident, comme le documente le quotidien Il Manifesto du 8 octobre), la relance des migrations subsahariennes, l’exaltation de la société métissée comme seule forme de civilisation, la condamnation des nations occidentales pour ce que Moscou considère comme trop de liberté dans l’analyse historique de la Deuxième Guerre mondiale, et la défense intransigeante de toute cause israélite, tu as voulu croire que ce n’était que de la « propagande » – destinée à quoi, on ne comprend pas bien – et que cela servait à masquer les véritables objectifs qui seraient ceux que tu souhaiterais toi-même.
La troisième étape a eu lieu lorsque tu as découvert qu’en Russie il existe des lois répressives particulièrement oppressantes et que chacune de tes convictions, à l’exception de l’aversion pour la Gay Pride, non seulement n’est pas partagée là-bas mais est activement persécutée. Lorsque tu as découvert que toute forme de « discrimination » ethnique et religieuse est non seulement réprimée, mais de quelle manière ! Un jeune Russe, pourtant pro-Poutine, qui avait commis l’acte de brûler une copie du Coran a été extradé en Tchétchénie – bien qu’il ne soit pas tchétchène ! – et laissé à la merci des sbires de Kadyrov.
La Garde nationale russe a signé un protocole avec les communautés juives russes et confie sa formation à la secte Chabad, avec laquelle elle coopérera pour traquer les « antisémites ».***
Moscou se pose comme le phare du mondialisme accompli, qui sera tel une fois que les Blancs auront été remis à leur place.
Je ne sais pas si tu fais partie de ceux qui sont arrivés jusque-là. De ceux qui pardonnent aux Russes tout ce qu’ils reprochent aux Occidentaux. Certains ont réussi à se renier eux-mêmes jusqu’à ce point.
Puis il y a le point de passage
Enfin, il y a le quatrième passage. Plusieurs l’ont franchi, toi, je ne sais pas.
Cela consiste à admettre que la Russie est colluse avec les oligarchies du monde entier, ne représente aucun modèle et ne vaut pas la peine d’être soutenue. Cependant, tu me rétorques que de l’autre côté, ce n’est pas mieux.
Peut-être. Et alors ?
Si tu espères que l’action russe bouleversera les équilibres et affaiblira l’hégémonie américaine, bien que jusqu’à présent les faits aient prouvé le contraire, cela vaut aussi pour l’action ukrainienne puisqu’ils sont deux à combattre.
Pourquoi, si tu crois dans la tension, devrais-tu sympathiser avec ceux qui te combattent en premier lieu (à condition que tu te souviennes de qui tu es) et non avec ceux qui te ressemblent et qui luttent pour leur terre sans avoir aucune confiance en leur propre gouvernement, lui-même loin d’être exempt de connivences mafieuses mondiales ?
Ni neutres, ni soumis, mais maîtres de notre destin
En tout cas, convenons ensemble que cette tension ne nuit pas aux Américains. Il serait donc sage de ne pas se laisser enfermer dans une pensée binaire, car défendre l’Europe du sang et de la liberté ne signifie pas prendre parti pour les États-Unis, et la priorité anti-américaine ne doit pas signifier s’aligner sur le Kremlin. Ce n’est d’ailleurs pas un combat de catch entre Poutine et Zelensky, il ne s’agit pas de choisir entre Kadyrov et von der Leyen. Ce sont des pièges dialectiques.
Cela ne veut pas dire être neutre, et encore moins « pacifiste », surtout si cela signifie prêcher la capitulation d’une nation agressée. Ce qui, indépendamment des choix de camp, est l’essence même de l’antifascisme.
Cela signifie autre chose : aller au-delà de la défaite. Car, quels que soient les résultats de la guerre, pour l’Europe dans sa globalité, il s’agit déjà d’une défaite, du renouvellement de la logique de Yalta. Mais au fond, quel mal y a-t-il ?
C’est une défaite à capitaliser pour les mouvements futurs.
La tension, lorsqu’elle éclate en un combat réel, est existentielle et spirituelle, et son retour en Europe est important. De ceux qui n’ont pas hésité à faire des sacrifices pour leur terre viendra une nouvelle sève, sois-en certain !
Soutenir la cause nationale d’un peuple européen agressé, les intérêts et les perspectives de l’Europe, ses camarades, ses symboles, ses références, son histoire, signifie ne pas être neutre mais pas soumis non plus, car si c’est fait correctement, cela va à contre-courant de tout, y compris du gouvernement ukrainien, comme nos camarades là-bas le savent bien.
Tandis qu’il n’y a rien de contre-courant, d’anticonformiste, à soutenir le sparring-partenaire moscovite du Pentagone.
Tu le comprendras aussi. À condition que tu ne sois pas encore cloué à l’un des deux premiers passages de l’équivoque prorusse, ou pire, que tu ne sois déjà enlisé dans les sables mouvants du troisième.
Si tu es lucide et si tu as de la volonté, tu verras que nous y arriverons.
Ni Moscou, ni Washington !
*Le Norvégien Jens Stoltenberg, secrétaire de l’OTAN de 2014 à 2024, a eu un passé antiatlantiste et a été soupçonné d’être un agent du KGB. L’Espagnol Javier Solana, secrétaire de l’OTAN de 1995 à 1999, était en première ligne dans la campagne anti-OTAN de gauche. À la tête du secteur nucléaire de l’OTAN dans les années 1970, il y avait Nino Pasti, sénateur du… Parti communiste italien.
** L’article fait référence à la demande officielle de dissolution de la CasaPound et Forza Nuova par le ministère russe des Affaires étrangères en août 2022 et aux plaintes du Kremlin en janvier 2023 et 2024 lorsque celui-ci a demandé l’arrestation des participants à la Commémoration du 7 janvier à Rome. Le 7 janvier on commémore l’assassinat à froid de trois jeunes du MSI en 1978, deux par des terroristes rouges et le troisième par un officier des Carabiniers.
***Le mardi 8 octobre, un protocole de coopération a été signé lors d’une cérémonie solennelle entre la Garde nationale de la Fédération de Russie et l’organisation centralisée des communautés juives de Russie.
Le général Vorobyov a signé pour la Garde nationale, et le président de l’organisation, Boroda, a signé pour les Israélites.
Le document prévoit une collaboration active et constante dans la lutte contre la xénophobie et l’antisémitisme. Il inclut également une formation culturelle, religieuse et spirituelle de la Garde nationale par les rabbins de l’orientation Chabad.
La nouvelle a été rapportée avec emphase par les médias officiels russes.